Jo Kaiat et le Jazz
Quand on naît jazzman, on est ouvert sur le monde des musiques.
C'est le siècle qui en termine et qui le dit à l'oreille
de celui qui la tend.
Au début, le jazz est né en noir et blanc, enfant
illégitime du gospel et du classique, métis du blues et
de la country. Et puis, il s'est inventé un monde, un univers
au-delà des questions de styles, une partition qui file à
l'envi vers l'infini. Pour grandir, pour nourrir son appétit
de musiques, sa soif d'improvisation. il s'est servi partout où
on l'invitait, il s'est invité partout où cela pourrait
le servir. Aux quatre coins des cinq continents, il s'est enivré,
s'est rassasié, il a dégusté aussi. Histoire de
ne pas resservir les mêmes plats. Savoureux cocktails et cuisine
nouvelle certes, mais pour que la sauce monte jusqu'au nez, pour que
le brouet soit réussi, dans le respect des traditions. Depuis
plus de 80 ans, il en va ainsi, curieux des choses de ce monde, de leurs
couleurs d'origine. Depuis tout ce temps, le jazz, gourmand et gourmet,
n'a pas fini de goûter les plaisirs desmélanges raffinés,
mitonnés à l'ancienne, soufflés dans l'instant
présent. Les lettres de noblesse du jazz, c'est son esprit. Le
jazz est un monde de musiques au pluriel, au singulier. Il l'est par
nécessité, c'est sa raison de vivre. Il l'est par plaisir,
c'est sa façon de jouer.
Jo Kaïat l'a bien compris. C'est en cherchant qu'il s'est trouvé.
De Paris à Bamako, de New York à New Delhi, il a fait
voyager sa musique, loin du middle of the road, dériver son piano
de continent en continent, en quête d'une identité, en
accord parfait avec sa façon de voir et de vivre, ici et maintenant,
dans un temps qui se conjugue avant tout au présent. Il a creusé
son sillon, toujours plus profond. Le pianiste s'est forgé un
caractère, un style. Sa musique parle le créole, le sien,
le nôtre aussi pour ceux qui savent écouter. Bien entendu!
En 1999, la world music est dans toutes les bouches et pourtant elle
ne parle bien souvent qu'une seule langue. En 1999, la fusion n'évite
toujours pas les confusions. On se marie le temps d'un disque, on prend
quelques notes au passage, on dialogue un peu, à peine, du bout
des lèvres.
D'autres vont plus loin, prennent leur temps, du recul pour de l'avance.
Jo Kaiat l'a bien compris. Pour incarner sa vision, pour être
en accord parfait avec sa vie, en harmonie avec les notes qu'il s'est
choisies, qui l'ont choisi, il a adopté la formule du trio, l'a
adapté selon sa formulation. Lun est Indien, lautre
Africain, lun et lautre se ressemblent, les deux ressemblent
au maître de céans.
Le jazz de Jo kaiat fouille aussi du coté des racines. Des tablas
et un violon au diapason des modes indiens, un doum-doum et un kamalen
n'goni au cur des rythmes maliens. Somme toute, un tambour et
des cordes à la puissance deux. Le premier salue shiva, symbole
du mouvement inexorable, sage dieu qui peut se montrer cruel quand .l'heure
l'exige. Le second en passe par le Maroc visiter le long blues des descendants
gnaoua, ces autres hommes bleu nuit. Ici et là, une certaine
idée d'un jazz incertain n'est jamais bien loin. Le premier revisite
La lit, un rag bien ancien qui symbolise la séparation des amants,
qui se joue quand la nuit se couche. Le second reprend le korédouga,
un chant traditionnel qui invite à faire la fête, où
tout et son contraire est possible. Jo Kaïat aime à jouer
des paradoxes. Les rythmes sont de la fête à Delhi, les
harmonies entrent dans la transe à Bamako. Et Inversement.
Tout n'est pas simple. Le pianiste a tracé des lignes qui dévient,
qui se tendent, s'étirent. se raccourcissent. Deux triangles
isocèles, deux versions originales d'un jazz qui a le devoir
de l'être, deux visions pas carrées d'un musicien, qui
conjugue le plus que parfait et futur antérieur. hier et demain.
Animé par l'esprit frappeur de Jo kaiat le piano devient tambour.
Agité par la pensée fertile, le pianodevient mélodie.
Main gauche, main droite, il est tout à la fois, tour à
tour minimaliste et expressionniste, sombre et coloré, puissant
et lègé. Il y a beaucoup de virtuosité. Il y a
encore bien plus d'idées. A quoi bon aligner les notes dans tous
les sens si elles ne sont pas
guidées par une voix, vers un chemin de traverse.
Ecoutez. ça n'a rien à voir. Ecoutez, vous n'en reviendrez
pas.
Jacques Denis